Page 17 - Fnaropa - Chêne Vert n°115
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Le
                                                                                     Chêne






                                                                                   Ce qu’ignorent mes parents c’est
                                                                                   que,  intriguée  par  ces  quelques
                                                                                   notes de musique, j’écoute parfois
                                                                                  derrière la porte de la cuisine cet
                                                                                  indicatif. Arrive alors ce qui devait
                                                                                  arriver. Un beau matin en entrant
                                                                                  en classe je me mets à chanter très
                                                                                  haut « POM, pom, pom, pom». La
                                                                                  maîtresse a tout compris, m’attire
                                                                                  vivement en-dehors de la classe et
                                                                                  me  demande  de  me  taire  si  je  ne
                                                                                 veux pas que mon père soit fusillé.
                                                                                 Menace  épouvantable  pour  une
                                                                                 enfant  de  5/6  ans  !  Bien  sûr,  elle
                                                                                ©Roman Nerud  incident n’aura pas de répercussion.
                                                                                 convoque très vite mes parents. Cet

       Retour à l’école
       L’école à l’architecture type de la 3ème République occupe une   Le village en route vers la liberté, mais… !
       grande partie de la place du village. Murs de pierre meulière,   27  août  1944,  les  Américains  sont  près  de  chez  nous  et
       elle abrite la classe unique, la mairie et le logement de la mai-  libèrent au fur et à mesure la région, en même temps que les
       tresse. Chaque matin un élève parmi les grands est désigné   Allemands se retirent. Au début de l’après-midi, court la nou-
       pour venir allumer l’énorme poêle à bois qui chauffe toute la   velle : 3 hommes embusqués derrière un talus ont tiré sur la
       classe. Odeur du bois qui fume…assortie parfois du parfum   voiture de tête d’un convoi allemand en pleine débâcle, tuant
       du parquet lavé à l’eau de Javel par le garde-champêtre.   le général qui s’y trouvait. Peu de temps après, nous voyons   ©Roman Nerud
                                                            arriver le maire escorté de deux Allemands  ; il doit livrer à
       Une organisation à base de discipline et de dévouement  ces  derniers  10  jeunes  otages  qui  creuseront  la  tombe  du
       L’institutrice,  petite,  mais  qui  en  impose,  dirige  d’une  main   général…et sans doute la leur aussi ! J’ai deux frères jumeaux
       ferme une trentaine d’élèves de la section enfantine à la classe   de 19 ans et il faut que l’un des deux se porte otage. Alors
       du « certif ». Cette classe déjà bien chargée voit bientôt arriver   mon père n’hésite pas et prend leur place.
       des enfants de réfugiés du Pas-de-Calais et des Ardennes. Digne   Triste et angoissant après-midi. Les minutes sont des heures
       successeur  des  Hussards  Noirs  de  la  3 ème   République,  la  mai-  dans  un  jour  gris  et  pluvieux.  Le  temps  est  suspendu  à  la
       tresse mène de front l’apprentissage de la lecture, de l’écriture et   moindre nouvelle, car nous avons appris par la TSF le mas-
       du calcul pour les petits et la formation générale des plus grands.   sacre d’Oradour-sur- Glane (juin1944) et la rafle de Clermont-
       Elle met son point d’honneur à mener                                    en-Argonne.  La  nuit  est  tombée
       au Certificat d’Etude tous les élèves et                                lorsque  la  porte  d’entrée  s’ouvre.
       à briguer les premiers rangs pour eux.  « Douce France »                C’est  Papa  !  Il  raconte  que  pendant
                                           chantait Charles Trenet !           que les otages creusaient, est arrivée
       Le chant comme hymne                                                    une  estafette  allemande  prévenant
       à la résistance                                                         que les Américains avaient pris pos-
       On  chante  «  Inconstante  bergeronnette  »  qui  devient  pour   session du village voisin. Affolement des Allemands qui ont
       moi « un Constant de bergère honnête… » et je me demande   libéré les otages non sans les menacer des pires représailles si
       quelle bergère peut bien intéresser notre voisin Constant ! Bien   quelque évènement se produisait dans la nuit.
       sûr ! La Marseillaise et le Chant du Départ font partie du réper-  Ainsi  va  l’école,  centre  pour  nous  les  enfants,  de  la  vie  au
       toire…. Infiniment plus rarement et avec moins d’enthousiasme   village. Malgré l’occupation et l’angoisse de la guerre, malgré
       « Maréchal nous voilà… ». Car la maitresse ne cache guère ses   l’absence  des  nôtres,  prisonniers  en  Allemagne,  la  vie  me
       opinions, à ses risques et périls et même si de petites oreilles à   semble douce. Pas de pénurie alimentaire au village qui vit en
       l’affût pourraient lui valoir de sérieux ennuis.     autarcie malgré les réquisitions de nourriture. Omniprésence
                                                            des souvenirs, des jeux du Jeudi, en pleine liberté, sans crainte
       Les dangers de l’insouciance                         des différents dangers. Insouciance ou naïveté, voilà l’enfant
       Mes parents ont la TSF et écoutent le soir la BBC lorsque je suis   que j’étais, ignorant la réalité de la guerre.
       couchée. Elle fait connaitre les nouvelles du front et transmet
       des messages codés à la résistance française, avec pour indi-                        Marie-CéCile Floquet
       catif  les  premières  notes  de  la  Symphonie  n°5  de  Beethoven.

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